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Présentation
Présentation
Dans la chronique de l'urbanisme européen du XXe siècle, Henri Prost occupe une place originale par l'ampleur de sa production, tout autant que par la capacité qu'il a eue pendant cinq décennies d'intervenir sur certains des théâtres les plus notables où cette nouvelle discipline s'est affirmée. Si sa base est restée Paris pendant une grande partie de sa carrière, il n'en a pas moins été capable de s'implanter sur des terrains lointains, si ses missions le demandaient. Il prend sa place en cela dans la cohorte des architectes, des ingénieurs ou des paysagistes parisiens engagés dans l'étude des plans de villes, de Tony Garnier à Léon Jaussely , de Donat Alfred Agache à Joseph Bouvard, et de Jean Claude Nicolas Forestier à Maurice Rotival. Il croise d'ailleurs à maintes reprises la trajectoire de tous ces protagonistes, qu'il partage leur formation, qu'il leur succède dans son intervention sur le terrain ou encore qu'il construise avec eux des partenariats temporaires.

La rencontre entre Prost et ce qu'il est convenu d'appeler les « pionniers » de l'urbanisme français s'opère donc selon différentes figures et dans le cadre d'institutions durables et monumentales ou dans celui de chronotopes particuliers. Parmi les premières, la plus importante est sans conteste l'École des Beaux-arts de Paris, qu'il fréquente alors que le discours dominant sur la composition est celui de Julien-Azaïs Guadet, et au sein de laquelle il est le condisciple d'une pléiade de jeunes architectes passionnés par les enjeux urbains. Après avoir fréquenté à Paris Tony Garnier, Léon Jaussely ou Jean Hulot, avec lesquels il s'est fréquemment trouvé en compétition dans les concours d'émulation de l'École, il les retrouvera dans une deuxième institution qui n'en est qu'une sorte de prolongement extérieur, l'Académie de France à Rome .

Sa stature une fois assurée par l'obtention du Grand Prix de Rome et par son « envoi » de la restitution de Sainte-Sophie, Prost est également associé à une institution essentielle dans l'émergence en France d'une réglementation sur l'extension et l'aménagement des villes, le Musée social. Il participe à partir de novembre 1911 aux travaux de la Section d'hygiène urbaine et rurale, créée en 1908, au sein de laquelle s'élabore la première proposition de loi sur l'aménagement des villes, dont le chemin sera long, puisqu'elle ne sera votée qu'en 1919 par le Parlement. Sous la conduite de Jules Siegfried puis de Georges Risler, la section comporte deux commissions dirigées respectivement par Eugène Hénard et Georges Bechmann. Prost participe aux débats de la section sur l'extension de Paris, et se voit chargé d'assister Hénard, malade, dans l'élaboration d'un plan complétant celui qui a été exposé à Berlin en 1910 . Le Musée social est par ailleurs le berceau de la Société française des architectes urbanistes, dont Prost sera membre. Elle est créée sous les auspices du Musée en 1913, avant d'être instituée juridiquement en 1914. C'est alors que Prost devient le 22 décembre 1913 secrétaire général de la Section, devant laquelle il rapporte sur des projets de voirie parisiens .

Les architectes français avaient participé dès la fin du XIXe siècle aux principaux concours pour des plans de villes ou pour de grandes compositions, comme ce fut le cas par exemple pour Émile Bénard, qui se vit confier en 1898 le plan du campus de l'université de Californie à Berkeley, mais renonça à l'exécuter, car son épouse craignait les ours… À l'instar de son camarade Jaussely, vainqueur à son tour du concours de 1905 pour le plan d'extension de Barcelone, puis mentionné celui de 1910 pour le plan du Grand Berlin, et comme le fera Donat-Alfred Agache, autre membre du Musée social et deuxième prix du concours pour Canberra, Prost s'aventure en 1910 sur la scène internationale, à l'occasion du concours pour l'aménagement des terrains des fortifications d'Anvers. Son projet présenté sous la devise  « Anneau d'Or » se révèle respectueux des traces historiques des fortifications, dont il articule les bastions conservés avec la composition pittoresque de  « groupements de maisons » dérivés des solutions de Raymond Unwin pour le faubourg-jardin de Hampstead, près de Londres, que son livre Town-Planning in Practice a fait connaître dès 1909. Ce dispositif paysager complexe peut être considéré comme une sorte de métonymie de celui que les hypothèses alors envisagées à Paris d'un déclassement des fortifications de 1840 et d'un aménagement de leur emprise pourraient permettre de réaliser.  Les ensembles d'habitations déployés dans la périphérie de la métropole flamande préfigurent le tissu qu'il serait possible de réaliser en bordure de la zone parisienne.

Une autre relation entre Anvers et Paris se fait jour lorsque Prost intègre dans son plan les esquisses d'une « place du Peuple » et d'une « place de la Gare » utilisant le principe « des places à circulation giratoire préconisées par M. Hénard » . Il est vrai que l'auteur des Études sur les transformations de Paris est l'un des membres du jury, au côté de ces autres figures de l'urbanisme naissant que sont l'Allemand Joseph Stübben et l'ancien bourgmestre de Bruxelles, Charles Buls. Le plan, que Hénard expose à Berlin en 1910, suggère un développement en réseau de l'agglomération parisienne, qui serait ponctuée par une grille régulière de voies et de parcs. Il a été publié dans la revue berlinoise Der Städtebau et il est en fait une des sources probables du dispositif pensé par Prost pour Anvers. L'empreinte de Hénard sur la formation des idées de Prost ne saurait être sous-estimée. S'il découvre le principe du zoning fonctionnel, établi en Allemagne, au travers de l'usage qu'en fait Jaussely à Barcelone, les travaux d'Hénard le sensibilisent à la question de la circulation et à l'analyse des villes vues en coupe .

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La relation entre les théâtres extérieurs et les enjeux parisiens se consolide et se complexifie lorsque Prost est recruté en 1914 par le général Lyautey pour former le service des plans de villes au sein de l'administration du protectorat marocain de la France. Il est remarquable que Prost présente à la Section d'hygiène urbaine et rurale son projet pour Anvers le 16 janvier 1913, lors d'une séance qui voit le directeur des travaux publics du Maroc Gaston Delure exposer de son côté des plans d'extension sans ambition envisagés pour Casablanca et Rabat . Si Prost doit sa nomination aux conseils pris par Lyautey auprès du Musée social, dont l'animateur Georges Risler recommande chaudement le jeune urbaniste au Résident général, il ne fait nul doute qu'il a ainsi pris assez tôt la mesure de la tâche qui l'attend…

Le programme que Prost applique pour l'élaboration des plans d'extension de Fès, Marrakech , Meknès, Rabat ou Casablanca dérive directement des prescriptions d'un rapport remis à Lyautey en 1913 par le paysagiste Jean-Claude-Nicolas Forestier, autre membre du Musée social. Le conservateur des promenades de Paris y préconise la sauvegarde des villes anciennes, le respect des paysages environnants et la création de réserves boisées, comme il l'a fait dans ses réflexions sur Paris .

Bien que fondé sur une connaissance fine des villes anciennes d'Afrique du nord et sur une grande attention à leur architecture, le travail marocain de Prost pourrait, comme son projet d'Anvers, être lu comme une contribution indirecte à la réflexion sur l'urbanisme en France et sur le cas de Paris en particulier. Á Rabat, Prost rencontre un nouveau milieu humain d'exception : l'administration éclairée recrutée par Lyautey, qui sait s'appuyer sur les meilleurs des administrateurs, des juristes et des chercheurs français pour formuler et conduire une politique de modernisation dont l'horizon reste bien la France métropolitaine. Ainsi l'étude des plans passe-t-elle tout d'abord par la mise en place d'une législation nouvelle en matière d'urbanisme, permettant l'expropriation pour cause de projet d'urbanisme – clause inconnue de la réglementation française – et la création d'associations syndicales de propriétaires, à même de mener dans un cadre contractuel des entreprises de remembrement foncier. Prost travaille sur ce cadre juridique plus radical qu'en métropole en compagnie de juristes comme Guillaume de Tarde . Alors que le projet de loi du Musée social est bloqué à Paris par les réticences du Sénat à limiter les droits des propriétaires fonciers, les dahirs marocains constituent dès 1917 le cadre cohérent d'un urbanisme sachant doser contrainte et négociation.

Sur la base de cette construction juridique avancée, que les urbanistes engagés dans la reconstruction des régions détruites pendant la Première Guerre mondiale ne cesseront d'admirer – ou de jalouser –, les plans élaborés par le service de Prost prennent en compte de façon différenciée le paysage et l'histoire propre de chaque ville, régulant leur croissance par de rigoureuses prescriptions réglementaires . C'est sans doute à Rabat , où le Protectorat a établi sa capitale politique, créant une sorte de dipôle urbain avec la capitale économique que reste Casablanca, que Prost veille le plus précisément à la création d'une relation harmonique entre les tracés des jardins et de la voirie et les édifices particuliers, choisissant de structurer la ville non pas entre la médina et l'océan, où les premières constructions coloniales s'étaient implantées, mais vers l'intérieur, selon la figure d'un amphithéâtre étageant bâtiments publics et habitations dans les jardins en ménageant les vues lointaines. L'aménagement du quartier administratif, conduisant dans une ample courbe à la Résidence conçue par Albert Laprade, est le couronnement d'un plan balancé et cependant adapté à la forte croissance qu'il connaîtra, notamment grâce à des décisions fondamentales suggérées par Forestier, comme la création d'un jardin d'essai et l'identification d'un triangle de vue dominant la ville nouvelle .

À Fès , qui est avec Rabat et Meknès, l'une des villes impériales du Maroc, Prost valide aussi les premières décisions prises par Forestier, qui avait dessiné un projet de restauration du jardin de Bou-Jeloud. Son plan fige dans l'écrin de ses collines la double ville historique de Fès-el-Bali, édifiées sur les collines, et la ville plus récente de Fès Jdid construite à ses pieds, à laquelle il ajoute les îlots d'un nouveau mellah, ou quartier juif. À bonne distance des sites historiques, il trace le damier des rues de la ville européenne, axée sur une large avenue plantée. Un même est adopté pour l'aménagement de la plaine de Marrakech. La médina très étendue n'est pas transformée, et le système des jardins préservé et consolidé. La ville européenne se compose de deux quartiers à la morphologie différente : un ensemble urbain axé autour d'une grande voie reliant la médina à la gare projetée, et le quartier de l'Hivernage, dont le tracé est celui d'une cité-jardin. Au sud de la médina, la place Jemaa el-Fna, bordée par les premiers établissements bancaires et administratifs, devient le lieu de convergence des sociétés marocaine et européenne. Enfin, Prost met en œuvre ce modèle très clair dans le cas de Meknès , dont la topographie mouvementée facilite le découpage morphologique et ethnique de rigueur. Il travaille également sur l'extension de Tanger, pourtant incluse dans le Protectorat marocain de l'Espagne, et supervise l'étude par ses services des multiples plans que requiert le contrôle et le développement des bourgades marocaines, à commencer par celles dont l'importance militaire ou économique est la plus grande.

Le développement de Casablanca , ville presque entièrement nouvelle, mais déjà en plein essor avant 1907, est accéléré par le Protectorat, et Prost y donne la mesure de son talent conceptuel, spatial et diplomatique. Confronté à une spéculation vigoureuse, son effort porte avant tout sur la création de grands espaces publics à l'emplacement des camps militaires, dans une sorte de retournement des plans élaborés depuis le débarquement français, et surtout sur la négociation avec les lotisseurs d'un plan de voirie réservant prudemment l'avenir . Comme les autres plans marocains, le projet pour Casablanca fait appel à la technique du zonage fonctionnel, totalement ignorée par la réglementation française jusqu'aux années 1920, et dont Prost perfectionne la méthode. Mais il révèle aussi l'assimilation par Prost de la notion de système de parcs, chère à Forestier . Le grand parc en partie aménagé sur des terrains cédés par l'armée, et dont Laprade étudiera les aménagements de détail, se prolonge par plusieurs parkways, dont le plus beau, l'avenue Moulay-Youssef rythmée par des palmiers, relie le centre et l'Océan.

Loin de se contenter d'une définition générale des quartiers affectés strictement ou selon des ratios variables aux industries, aux affaires et à l'habitations, Prost en affine le dessin, en s'attachant tout autant à maîtriser la configuration intérieure des îlots que celle des rues. En dépit de la spéculation immobilière galopante, il parvient ainsi à donner une réelle personnalité à des quartiers de plaisance comme Anfa et aux quartiers denses du centre.  Prost dessine dans le détail certaines des articulations essentielles de la ville, telles que le boulevard du 4e-Zouaves, reliant le centre au port, pour lequel il évoque le précédent de la Canebière irriguant Marseille à partir du Vieux Port . Les références historiques utilisées pour cet ensemble aussi contrasté dans son architecture qu'équilibré dans son paysage d'ensemble dérivent des arcades des places flamandes étudiées pour Paul Léon en compagnie de Léon Jaussely, mais il ne fait pas de doute que le dessin de la place Administrative , autour de laquelle les principaux édifices publics sont assemblés, et qui est composée de deux rectangles assemblés sur un axe longitudinal, renvoie à la place Stanislas de Nancy, chère à Lyautey, et d'ailleurs présente dans les traités d'urbanisme de Camillo Sitte et Raymond Unwin .

Engagé dans la gestion quotidienne du plan, Prost supervise les opérations de lotissement et de remembrement et participe à l'élaboration des  « ordonnances architecturales » prescrivant des portiques le long des voies principales, qui donnent son caractère au centre de la ville. Resté inédit à ce jour, le manuel d'urbanisme qu'il rédige pour généraliser son expérience marocaine généralisait les techniques élaborées à Casablanca, en faisant notamment de l'îlot un véritable opérateur urbain, par le jeu d'une réglementation tridimensionnelle qu'il serait tentant de rapprocher de la Zoning Ordinance adoptée en 1916 à New York pour discipliner la prolifération des gratte-ciel. Après son retour en France en 1922, Prost aura régulièrement l'occasion de retourner au Maroc jusqu'en 1940, pour des missions d'inspection, observant le développement des villes et donnant son avis son avis sur les effets parfois inattendus de ses plans. Outre ses plans de villes, il est amené à concevoir quelques édifices. À Casablanca, il ne réalise que l'immeuble de la Compagnie algérienne (1926), seul vestige d'un ambitieux plan d'aménagement de la place de France à base de grands îlots incluant des passages couverts. Il construit l'usine hydroélectrique de Sidi Saïd Machou sur l'Oum-Er-Rbia (1927), et étudie avec son successeur Antoine Marchisio l'hôtel de la Mamounia à Marrakech (1928), que plusieurs extensions ont totalement défiguré.

D'autant plus actif pendant la Première Guerre mondiale au Maroc que Lyautey utilise l'urbanisme dans sa campagne de communication pour convaincre les Marocains que la France, bien qu'envahie, n'est pas affaiblie, Prost manque l'occasion de la reconstruction, qui voit tous ses collègues étudier des plans de villes et publier leurs réflexions méthodologiques. Mais son expérience est loin d'être perdue lorsque la mise en œuvre de la loi Cornudet de 1919 sur l'aménagement des villes conduit à l'élaboration de manuels destinés à l'étude des plans qu'elle prescrit. L'ingénieur Edmond Joyant fait en 1923 des plans des villes marocaines et des expériences de remembrement urbain de Prost le principal modèle prescrit dans son Traité d'urbanisme, ce qui n'est guère étonnant, car il a été en poste au Maroc . Le plan de Prost est également un des exemples fondamentaux évoqués dix ans plus tard par René Danger dans son Cours d'urbanisme . Pendant cette période, Prost devient non seulement le spécialiste incontesté de l'urbanisme en Afrique du Nord, comme en font foi ses interventions aux congrès parallèles aux Expositions coloniales de Marseille (1922) et de Paris (1931) , ou encore son rapport présenté au Musée social en 1922, à l'issue de son mandat , mais aussi une sorte d'autorité pour l'urbanisme métropolitain. Il participe fréquemment à l'instruction des plans d'aménagement, d'extension et d'embellissement prescrits par la loi de 1919, rédigeant pour la Commission supérieure créée au ministère de l'Intérieur pour superviser cet effort sans précédent des rapports rigoureux sur les projets . Sur le terrain, il élabore aussi entre 1928 et 1930 le plan d'aménagement de Metz , dans lequel il réécrit la structure urbaine héritée de l'annexion allemande, y inscrivant une grande percée qui aurait dû symboliser le retour de la ville lorraine à la mère patrie, après cinq décennies d'annexion allemande. Elle ne sera pas réalisée en définitive . À l'heure où la pratique de l'urbanisme devient tardivement un enjeu important des politiques locales, Prost fait donc figure à la fois d'inspirateur en termes de méthode, de recours ou d'arbitre, et d'acteur sur le terrain.

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L'innovation méthodologique qui caractérise les plans marocains de Prost trouve dans les années 1920 deux territoires spécifiques de déploiement, sur lesquels il affronte les problèmes les plus délicats posés alors en France : la régulation des régions menacées par la villégiature et le tourisme, et la maîtrise de la croissance de la région parisienne. À la demande du préfet du département du Var, Théodore Barnier, il travaille entre 1922 et 1926 au plan régional du littoral varois . Il s'agit du premier document français dépassant l'échelle de la ville isolée pour embrasser un ensemble intercommunal, et dans lequel il invente des solutions paysagères intégrant les nouvelles voies dans la végétation . Le territoire considéré regroupe 26 communes et se développe sur plus de 250 kilomètres de rivage. Prost explore les sites égrenés sur la côte méditerranéenne avec un grand soin, relevant les points où des aménagements pittoresques sont possibles. Dans un projet dessiné aux Beaux-arts pour « un restaurant au bord de la mer dans le Midi », il avait eu en 1899 l'occasion précoce de travailler sur un terrain annonçant ceux concernés par le plan. Le programme écrit par Julien-Azaïs Guadet évoquait une situation particulière en balcon sur la mer, le terrain étant desservie par « une route de voiturage, en corniche », passant « au-dessus de l'établissement et [suivant] le rivage » . Prost avait démontré alors ses capacités à jouer sur les accidents du relief et  les différences de niveaux, dans lesquelles Guadet voyait la base des projets de paysage.

Comme il l'explique en 1927, l'objectif de Prost est moins de guider le développement de chaque commune que de créer une « ville-parc », implantée « à flanc de coteau » et « caractérisée par de grandes artères, sensiblement horizontales, de largeur variable, recoupées de fréquents points d'arrêts, aux endroits des plus belles vues, tantôt à l'ombre, tantôt en plein midi » . Pas plus qu'au Maroc, Prost ne dessine tous les détails de l'aménagement des territoires concernés. Il s'attache à la métaphore organique de l'ossature pour définir la stratégie poursuivie : « Il faut vertébrer l'ossature du réseau de voies de communications de notre littoral dont le tracé permettra d'une part aux touristes de découvrir les plus beaux points de vue et d'autre de créer sur ces artères essentielles tout un réseau de voies secondaires où chacun trouvera le lot de terrain bien orienté, étant assuré d'avoir eau, égouts et électricité. »

À cette fin, le réseau viaire projeté assure les liaisons directes entre les agglomérations et le rivage, l'évitement des centres, l'accessibilité et la protection du bord de mer. Réfléchissant sur les modifications prévisibles de la voirie au rythme de l'urbanisation, Prost définit trois voies dont les principes sont fondamentalement différents, développant la nomenclature utilisée au Maroc. La voie de desserte principale est censée dans le temps passer du statut de route à celui de boulevard, par une densification progressive de ses bords, les plantations d'alignement étant entreprises très en amont. La « voie touristique du front de mer » irrigue le rivage, dont elle est séparée par une bande de paysage protégé.

Enfin, la route à flanc de coteau , dont les coupes transversales sont ingénieusement dessinées, est un authentique parkway permettant une nouvelle forme de tourisme automobile. Prost en évoque les qualités ainsi : « On voudrait voir à flanc de coteaux d'étroites routes à travers bois, presque invisibles dans le paysage. Comment concilier ce désir avec les nécessités de la circulation ? Le vrai parti serait de créer des routes à deux sens de circulation nettement divisées. Ces deux branches de la route parcourraient les flancs de coteaux à travers bois et rochers sans être forcément voisines l'une de l'autre, au contraire s'éloignant, se rapprochant, suivant les accidents du terrain et toujours à des niveaux différents et se réunissant de temps à autre, quand ces mêmes accidents le permettraient » . Ce projet obtient un large écho dès sa présentation au congrès de la Société française des urbanistes de Strasbourg en 1923 et Prost en poursuivra la mise au point de façon sporadique jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.

La réception du plan varois se conjugue avec la notoriété que ses plans marocains lui ont valu pour faire de Prost le candidat logique pour l'étude du plan régional de Paris, que l'État et le conseil général de la Seine mettent en chantier en 1928. Sous l'égide du Comité supérieur de l'aménagement et de l'organisation générale de la région parisienne, institué par le ministre de l'Intérieur radical Albert Sarraut, l'étude est menée en collaboration avec les services des chemins de fer de l'État, dirigés par Raoul Dautry, et fait suite à l'échec des tentatives de planification issues du plan de Léon Jaussely, qui avait reçu le premier prix lors du concours pour le plan d'extension organisé en 1919 sur le modèle berlinois. Achevé en 1934, sous le parrainage vigilant du dirigeant socialiste Henri Sellier, principal animateur du Comité, le plan d'aménagement régional découle d'une étude extrêmement attentive des conditions concrètes de l'urbanisation. Il a pour objectif d'« organiser le Grand Paris et non de l'étendre davantage », selon les termes de Sellier. Il s'agit ainsi de  « perfectionner cette énorme agglomération que la loi a circonscrite dans un cercle de 35 kilomètres de rayon, ayant pour centre Notre-Dame de Paris », en évitant avec soin toute fantaisie des  « théoriciens de l'urbanisme » . Le plan refuse les villes linéaires, les grandes cités-jardins et les villes satellites, et vise avant tout, comme dans le cas du plan du littoral varois, à  « vertébrer » l'agglomération parisienne grâce à un zonage rigoureux des activités et à une régulation des rythmes de croissance selon le potentiel foncier des différentes communes.

Prost imagine un grand schéma autoroutier propre à la région, mais articulé avec un réseau national encore virtuel, ossature dont les éléments majeurs sont les grandes radiales conduisant aux  « sorties » de Paris : l'autoroute de l'Ouest sera mise en chantier avant 1939. Les perspectives aériennes rendant compte de ces tracés, dont les premières sont l'œuvre d'Eugène Beaudouin, témoignent au demeurant de son souci persistant pour les grands paysages urbains, dont le plan prévoit pour la première fois la protection, notamment dans le cas du parc de Versailles et des grandes perspectives monumentales de l'Ouest parisien.

Dans les années 1930, Prost se penche à nouveau sur l'aire méditerranéenne, grâce au prestige que continue à lui conférer son œuvre marocaine, à laquelle des hommages récurrents sont rendus par les publicistes que le Protectorat invite à ses frais au Maroc. Il travaille à partir de 1933 au plan régional d'Alger , en compagnie de l'ingénieur-urbaniste Maurice Rotival. Ce document fait suite aux plans militaires puis civils qui ont jalonné l'aménagement de la ville depuis 1830, et il est mis à l'étude pour consolider les solidarités potentielles entre Alger et les municipalités s'étendant sur le littoral et les plateaux environnants . Son premier objectif est d'« ordonner les constructions » à l'intérieur d'un périmètre de 19 communes, d'améliorer les conditions de vie de la population indigène en créant des ensembles nouveaux, et de réformer les taudis habités par la frange la plus pauvre de la population européenne, au besoin en la déplaçant vers des cités modernes .

Outre le zoning d'ensemble de l'agglomération, le plan intervient fortement sur la voirie. Il formule des prescriptions spécifiques pour le quartier de la Marine , entre la Casbah et la mer, qu'un plan du jeune urbaniste Tony Socard précise. Au sud, il redéfinit avec Rotival l'axe du boulevard Laferrière et fait du Champ de manœuvres le foyer d'une urbanisation moderne. Surtout, des voies nouvelles en tunnel sont censées relier le rivage et les crêtes des Tagarins, tandis qu'une voie de ceinture est proposée pour contourner le centre d'El-Biar à El-Harrach, dans les deux cas des réponses aux problèmes que Le Corbusier traite dans son célèbre « Plan Obus » de 1932. Prost s'intéresse particulièrement à la préservation des sites et paysages par des réserves forestières, et s'attache à ménager des vues panoramiques vers la baie, développant les principes formulés pour la côte varoise. L'étude de ce document complexe se poursuivra jusqu'à la Seconde Guerre mondiale . Complétant son intervention sur les trois capitales de l'Afrique du nord française, il étudie également dans les années 1930 l'aménagement de la ville de Tunis, avant que de revenir sur ses propres traces à Istanbul.

Couvert d'honneurs académiques, Prost s'impliquera fortement dans la définition de l'École spéciale d'architecture, qu'il dirige de 1929 à 1959, lui rendant une certaine capacité d'innovation perdue, à l'image de la formation qu'il avait reçue dans une des périodes les plus créatives de l'enseignement des Beaux-arts. La grande coupe rehaussée d'or de Sainte-Sophie dessinée pendant son séjour à la villa Médicis restera accrochée dans la salle des professeurs de l'école jusqu'en 1968, rappelant à tous les origines de son intérêt pour les grandes villes d'Orient, dans lesquels il aura puisé sa vision d'un urbanisme associant la modernité de la circulation et les héritages de la géographie et de la culture.

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Jean-Louis Cohen
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Pierre-J.-M. Renaud, Les grands travaux d’urbanisme de la région d’Alger, Vendôme, Presses universitaires de France, s. d. [1942].
Voir la notice de Rachid Ouahès, in Jean-Louis Cohen, Nabila Oulebsir, Youcef Kanoun, dir., Alger, paysage urbain et architecture 1800-2000, Paris, Éditions de l'Imprimeur, 2003, page 283.
Henri Prost, « Le plan régional d'Alger », Urbanisme, mars-avril 1936, pages 166-167. René Lespès, « Le Plan du grand Alger », Journal général des travaux publics et du bâtiment, 7 mai 1935, non paginé ; id., « La Région algéroise d’urbanisme », Construire, avril 1938, pages 155-157 ; id., « Le Plan d’aménagement de la région algéroise », Journal général des travaux publics et du bâtiment, 16 août 1941, non paginé.
L'aménagement de la région parisienne, n° monographique d’Urbanisme, n° 41, décembre 1935-janvier 1936.
Henri Prost, « Le plan d'aménagement et de mise en valeur de la Côte d'Azur varoise », in Où en est l'urbanisme en France et à l'étranger, Paris, Eyrolles, 1923, pages 164-174.
Henri Prost, Syndicat des communes de littoral pour la protection, l'aménagement et la mise en valeur de la Côte d'Azur varoise, notice au Congrès de Strasbourg, 1923, pages 8-9 (Académie d'architecture/Archives d’architecture du XXe siècle, Cité de l’architecture et du patrimoine, fonds Henri Prost). Sur ce parkway, voir Laurent Hodebert, « La corniche varoise de Prost : Côte d'Azur, 1923 », in Jean-Louis Cohen, André Lortie, Laurent Hodebert, Le parkway, dispositif métropolitain, Paris, Laboratoire Architecture, culture, société XIXe-XXe siècles/PIR-Villes CNRS, 1996.
Plan général d’aménagement de la côte varoise, cité par Laurent Hodebert, Le projet de Henri Prost pour l'aménagement de la Côte d'Azur varoise, École d'architecture Paris-Belleville, 1994 (mémoire de fin d'études), page 54.
Société d'étude de la côte varoise, programme par M. Henri Prost, 1927, page 3 (Académie d'architecture/Archives d’architecture du XXe siècle, Cité de l’architecture et du patrimoine, fonds Henri Prost).
Texte transcrit par Maria Ida Talamona, Henri Prost architecte et urbaniste 1894-1959, Paris, EHESS, 1983 (mémoire de DEA, sous la direction de Marcel Roncayolo).
Laurent Hodebert, « Le plan pour l'aménagement de la côte varoise », Le Moniteur Architecture-AMC, n° 61, mai 1995, pages 60-65.
Paul Maurand, Monique Sary, « Henri Prost ou la griserie urbanistique », in Urbanisme et architecture en Lorraine 1830-1930, Metz, éditions Serpenoise, 1982, pages 215-248.
Voir son texte de méthode : « L'urbanisme au point de vue technique », Les Cahiers du Redressement français, n° 16, 1927, pages 1-27.
« Communication de MM. Joyant et Prost sur les plans d'aménagement et d'extension des villes au Maroc », rapport présenté à la Section d'hygiène urbaine et rurale du Musée Social, 23 juin 1922, texte dactyl., CEDIAS, Paris.
Henri Prost, « Habitation et urbanisme dans l'Afrique du nord », in Congrès de la santé publique et de la prévoyance sociale, Marseille, 1922, pages 224-233 ; « Le développement de l'urbanisme dans le Protectorat du Maroc de 1914 à 1923 », in Jean Royer, dir., L'Urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, La Charité-sur-Loire, 1932, pages 59-80.
René Danger, Cours d'urbanisme, Paris, Eyrolles, 1933, pages 265-266.
Edmond Joyant, « Casablanca », in Traité d'urbanisme, Paris, Eyrolles, 1928, vol. 2, page 95 (1re éd. 1923). Voir aussi : id., « Le plan d'aménagement de Casablanca (Maroc) », Le Génie Civil, n° 2036, 20 août 1922, pages 161-167 ; id., « L'Urbanisme au Maroc », La Technique sanitaire et municipale, avril 1922, pages 88-103.
Jean-Louis Cohen, Monique Eleb, Casablanca : mythes et figures d'une aventure urbaine, Paris, Hazan, 1998, passim.
Jean-Louis Cohen, « Casablanca, d'Agache à Prost : un banc d'essai pour les techniques de l'extension », Quels dess(e)ins pour les villes ? De quelques objets de planification pour l’urbanisme de l’entre-deux-guerres, Dossiers des séminaires Techniques, Territoires et Sociétés, n° 20-21, 1992, pages 108-119.
Jean Claude Nicolas Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 1906.
Henri Prost, « Le plan de Casablanca », France-Maroc, 15 août 1917, pages 5-12.
Mounia Bennani, Le Système des parcs et jardins publics du début du Protectorat français au Maroc : Rabat, le prototype de la ville-paysage idéale (1912-1930), Paris, École des hautes études en sciences sociales, sous la direction d’Augustin Berque et Pierre Donadieu, 2006.
Voir la liste des voies frappées de servitudes esthétiques : Direction générale de l'Instruction publique, des Beaux-arts et des Antiquités, Historique 1912-1930, Rabat, Résidence générale, 1931. Sur le détail des plans, voir H. de la Casinière, « Les plans d'extension des villes et l'urbanisme au Maroc », in Société française des urbanistes, Où en est l'urbanisme en France et à l'étranger ?, Paris, Eyrolles, 1923, pages 202-211.
Sur l’apport de l’expérience marocaine aux politiques françaises, voir Hélène Vacher, Projection coloniale et ville rationalisée, le rôle de l’espace colonial dans la constitution de l’urbanisme en France, 1900-1931, Aalborg, Publications of the Department of Languages and Intercultural Studies, vol. 33, 2001.
Jean-Claude-Nicolas Forestier, Des réserves à constituer au dedans et aux abords des villes capitales du Maroc ; remarques sur les jardins arabes et de l'utilité qu'il y aurait à en conserver les principaux caractères, Paris, décembre 1913 (dactyl.) ; réédité in Grandes villes et systèmes de parcs, suivi de deux mémoires sur les villes impériales du Maroc et sur Buenos Aires, Paris, Norma, 1997, pages 159-219.
Le Musée social, Annales, Paris, Arthur Rousseau, 1913, pages 115-116.
Jean-Louis Cohen, « Les visions métropolitaines d’Eugène Hénard », introduction à Eugène Hénard, Études sur les transformations de Paris et autres écrits sur l'urbanisme, Paris, L'Équerre, 1982, pages VII-XX.
Eugène Hénard, « Die Vorstädte von Paris und der neue Parkgürtel », Der Städtebau, vol. 7, n° 1 et 2, 1910, pages 4-7 et 17-19.
« Rapport de M. Prost », in Memorandum du concours pour l'aménagement des terrains devenant disponibles par suite du démantèlement de l'enceinte fortifiée d'Anvers, Anvers, Commission d'études pour l'aménagement de l'agglomération anversoise, 1911, page 116.
Voir son rapport sur la « Question de l’élargissement de la rue des Deux-Ponts dans l’île Saint-Louis », Le Musée social, Annales, Paris, Arthur Rousseau, 1914, pages 151-153. Sur la Section d’hygiène urbaine et rurale, voir : Anne Cormier, Extensions-limite-espaces libres, les travaux de la Section d'hygiène urbaine et rurale du Musée social, Paris, École d'Architecture Paris-Villemin, 1987 (mémoire du CEA « Architecture urbaine », sous la direction de Jean-Louis Cohen) ; Giovanna Osti, « La section d'hygiène urbaine et rurale du Musée social », in Katherine Burlen, dir., La banlieue oasis: Henri Sellier et les cités-jardins, 1900-1940, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1987, pages 59-66 ; Janet R. Horne, Le Musée social aux origines de l'État providence, Paris, Belin, 2004, pages 286-306.
Peter M. Wolf affirme que Prost a contribué, avec Donat-Alfred Agache, à l’élaboration du plan d’Hénard, mais rien ne le confirme : Peter M. Wolf, Eugène Hénard and the Beginning of Urbanism in Paris, 1900-1914, La Haye, Paris, International Federation for Housing and Planning, Centre de recherche d'urbanisme, 1968, page 85.
Sur les débuts de l’urbanisme en France, voir l’ouvrage classique de Jean-Pierre Gaudin, L’avenir en plan : technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-1930, Seyssel, Champ Vallon, 1985 ; voir aussi du même auteur Les premiers urbanistes français et l'art urbain 1900-1930, Paris, École d'architecture Paris-Villemin, 1988 (coll. In extenso, n° 11).