La place Eminönü
Dès 1936, le projet de plan directeur et les « caractéristiques » de la place Eminönü avaient été définies par Prost : « A. Dégagement de la mosquée [Yeni camii], de toute construction parasite. Les appartements de la Sultane limiteront un des côtés de la place et serviront de direction d'alignement. B. Perspective sur la Süleymaniye par l'ouverture d'une Voie accédant à l'Université et à Beyazit [c'est la future « Voie n° 4 »]. C. Perspective sur les Jardins de Saray Burnu par l'ouverture d'une Voie décorative accédant aux Musées, à l'At-Meydan, à Sainte-Sophie et au quartier archéologique. D. Accès au Çarşı. E. Accès au Quartier des Halles et de la Poissonnerie. Le Pont de Galata est déplacé en amont vis à vis la Voie « D » ».
La destruction programmée de l'espace compris entre l'Hasırcılar caddesi, remplacée par la voie « V 7 » (qui longe l'arrière du Mısır Çarşısi) et la Corne-d'Or, à l'exception de la mosquée de Rustem Paşa, libère un espace très important. Il est l'objet du plan intitulé « Aménagement de la place Eminönü et de la traversée de la Corne d'Or. Istanbul : essai d'aménagement dans l'hypothèse de la traversée de la Corne d'Or par une ligne de chemin de fer métropolitain à l'aide d'un viaduc latéral au futur pont de Galata, décembre 43 – janvier 44. »
Cet aménagement comprend deux parties : un espace resté libre entre le Mısır Çarşısi et la Yeni camii d'un côté, et le pont de Galata de l'autre, la place Eminönü proprement dite, et un autre espace entourant la mosquée Rustem Paşa. Cet espace est très complexe. Au centre, isolés dans un espace vert planté d'arbres, la mosquée, sa fontaine aux ablutions et le Küçük Çukur Han sont conservés. Quatre îlots l'entourent, qui prennent chacun la forme d'un vaste bâtiment au contour complexe. En fait, c'est plutôt la forme de ces bâtiments qui adopte celle de chacun des îlots. Le contour de chacun des quatre îlots est déterminé par sa situation urbaine, c'est-à-dire par les voies et par le face à face avec les monuments présents. Il est donc évident que la forme des quatre bâtiments-îlots est dépendante de la forme urbaine
. Le facteur déterminant est le tracé de la « V 4 » partant du pont et montant vers le Büyük Çarşı : il part, dès la hauteur du Mısır Çarşısi, vers l'ouest, afin de dessiner ensuite une boucle permettant de négocier la pente pour déboucher dans l'axe de l'Uzunçarsı caddesi. Entre cette boucle, qui frôle l'éminence sur laquelle est posée la Süleymaniye camii, et les deux medrese implantées dans la pente, est ménagé un « massif vert formant soubassement à la Süleimanie ». C'est ce biais qui organise la composition, car il traverse en diagonal un espace grossièrement rectangulaire. L'angle sud-est est occupé par un espace résiduel triangulaire. L'îlot, destiné à un « magasin divers, fruits et légumes », est donc triangulaire. Le côté qui fait face au Mısır Çarşısi est creusé en son centre d'une placette en hémicycle (« Marché aux fleurs »). L'angle du côté du pont est arrondi (selon une courbe homothétique celle de l'hémicycle) afin d'adoucir l'entrée dans la « V 4 ». Cette voie a été tracée, aussi, pour ouvrir une « perspective vers la Süleimanie ».
L'îlot situé au nord de la place, dans le projet de décembre 1943 – janvier 1944, est celui qui a la forme la plus complexe. Il doit tenir compte de la diagonale formée par le « V 4 », d'une place « parc à autos » perpendiculaire à la Corne d'Or, et d'un autre biais, celui du han conservé. Évidemment, ces contraintes, Prost se les est données lui-même. On peut même imaginer qu'il se les soit donné volontairement, afin de rendre, en bon ancien élève de l'École des Beaux-arts, la composition plus virtuose. Cet îlot, dénommé « Verli Malar Pazarı », se compose d'un grand bâtiment rectangulaire à cour intérieur et portique, parallèle à la « V 4 » et d'un bâtiment trapézoïdal dont le grand côté
est parallèle au « parc à autos » et dont la pointe méridionale est taillée d'un hémicycle peu profond répondant au han en face. On remarquera que la cour du « Verli Malar Pazarı » est à pans coupés, afin que celui du sud s'articule avec l'axe de l'hémicycle faisant face au han.
Les deux autres îlots sont plus simples. Celui de l'angle sud-ouest (« Dépôt »), est en L, à l'alignement des voies extérieures. Il encadre un « square dégageant le façade de la camii ». Celui du nord-ouest est un quart de rond dont la courbe suit celle du prolongement de l' Uzunçarsı caddesi.
En juin 1943, Prost
avait esquissé une composition différente et plus lâche, comprenant trois îlots seulement. Celui du magasin des fruits, légumes et fleurs est déjà celui du projet de décembre. Au nord-ouest de Rustem Paşa (le Küçük Çukur Han n'était alors pas conservé) un bâtiment en L, avec des portiques au rez-de-chaussée et une façade incurvée du côté du pont de Galata, enveloppe la mosquée. Enfin, en arrière, est dessiné un bâtiment carré avec cour centrale.
Dans l'esprit de Prost, cet aménagement est destiné à composer « un nouveau décor à cet accès du Vieil Istanbul par la Corne d'Or »
.
Les prescriptions architecturales sont nombreuses, sous forme de servitudes :
« Pour le Marché aux fleurs, hauteur de la façade d'entrée du Mısır Çarşısi, pour
le « Verli Malar Pazarı », hauteur de la façade de la Yeni camii, pour les « immeubles à construire en bordure de la place » (entre la mosquée et le pont), hauteur de la façade de la cour de la camii. » Partout, ou presque, il y a des portiques au rez-de-chaussée des édifices, sur la place Eminönü, comme sur les rues adjacentes, comme celle qui se dirige vers la Poste centrale et les Halles, qui sera « avec portiques abritant les trottoirs ».
A. Gabriel a évoqué ce projet très partiellement réalisé. « À l'extrémité du pont de Karaköy, Prost a pu suivre également, jour après jour, les travaux dont a bénéficié la mosquée de la tête du pont, Yeni djami. L'édifice, fondé à la fin du XVIIe siècle et achevé au XVIIIe, célèbre par les appartements somptueux réservés aux sultans, était entouré de toutes parts de constructions modernes hétéroclites. À l'est, leur démolition permit d'aménager une vaste place très utile pour la circulation intense de cette région. À l'ouest on crée, sur l'emplacement d'un ensemble de boutiques disparates, un jardin public. Le marché voisin, dit Marché égyptien [Mışır Çarşısi], fort pittoresque, fut ainsi dégagé, et la silhouette de la mosquée apparut dans toute sa splendeur »
.
Prost, en 1947, est fier de ce qui a été réalisé : « Entre le Mışır Çarşısi et la façade sud de la mosquée, un Square a été aménagé, où les plus beaux et vieux arbres que l'on puisse imaginer forment un décor splendide qui a remplacé les informes bicoques des marchands d'habits et autres baraques similaires, constituant une infâme pouillerie, sans attrait pittoresque. »
Ainsi, seul le dégagement de la Yeni camii et du Mısır Çarşısi eut lieu. Une lettre du ministre des Travaux Publics au gouverneur-maire de la Ville, du 2 octobre 1948, nous permet de comprendre pourquoi
. Il approuve le tracé des voies n° 4 et 5, mais rejette le projet d'aménagement de la place : « Mais, seulement, dans ce plan
, la surface comprise entre Fincancılar Yokuşu, la Voie V 4, la Corne d'Or et le Mısır Çarşısi est proposée à une expropriation totale, du fait que de larges routes, places et ronds-points sont prévus ; de ce fait, il ne reste presque plus de places pour de nouvelles constructions. Les lois en vigueur dans le pays ne peuvent permettre des expropriations de cette importance dans des surfaces aussi étendues, et la Municipalité d'Istanbul ne possède la puissance financière nécessaire de s'approprier des quartiers aussi vastes où le commerce de la ville s'est implanté. Les faits étant tels, notre Ministère ne se sent pas en droit de donner son approbation à un plan dont l'application ne pourra jamais être réalisé. […] Dans ce plan, les îlots de construction futures sont tellement petits que, vu le nombre de petits commerçants genre « bakkal » qui tiennent boutiques aujourd'hui au rez-de-chaussée, [ils] ne trouveront plus de places suffisantes dans les futurs îlots proposés. […] Certains monuments historiques sont à moitié démolis ou bien complètement supprimés (comme le Balkanpanı Hanı). Le point de vue du Ministère de l'Éducation Nationale devrait être pris à ce sujet. Dans les plans qui nous sont envoyés afin d'être approuvés, les monuments historiques devraient être conservés. Pour faciliter le contrôle, la liste complète des monuments à conserver devrait être jointe au plan d'urbanisme, ainsi qu'une carte montrant leurs emplacements. »