Le Parc archéologiqueDés l'élaboration du plan directeur, Prost a prévu un aménagement particulier pour la zone comprenant les palais byzantins, l'Hippodrome et Sainte-Sophie. Il avait déjà soigneusement analysé cet espace en 1905-1908 à l'occasion de sa « Restauration ». Dans l'esprit de tous les architectes urbanistes du XXe siècle, aménager un site historique comprenant des monuments, c'est d'abord dégager ces monuments de leur contexte urbain, souvent composé de maisons ordinaires. Prost ne fera pas exception. Mais il n'est pas le premier à concevoir un projet spécifique pour la zone des Palais impériaux byzantins : Jacques Lambert et Alfred-Donat Agache, consultés par le gouvernement turc, l'ont fait avant lui.
L'urbaniste A.-D. Agache avait rendu, en 1934, un rapport important : « Grand Istanbul. Un programme d'urbanisation ». Il y affirme un principe « mis en vigueur dans la plupart des grandes villes modernes ayant un passé historique », à savoir « de déterminer les zones archéologiques fouillées et non fouillées à conserver et à mettre en valeur tant dans l'intérêt du touriste que dans l'intérêt du savant ». Il prévoit l'aménagement de « promenades archéologiques » : un « centre archéologique » entre la Pointe du Sérail, l'Hippodrome et Saints-Serge-et-Bacchus, intégrant les Palais impériaux, une « première zone de protection historique » s'étandant jusqu'à la mosquée de Sultan Selim en suivant la crête de Stamboul, et une « deuxième zone de protection historique » qui la complète en descendant de Beyazit vers la Corne d'Or et la mer de Marmara.
Jacques Lambert, primitivement appelé à Istanbul en 1934 pour « l'étude d'embellissement des zones incendiées », a en fait rédigé « programme » d'urbanisme complet. Dans un chapitre sur la « mise en valeur des ensembles monumentaux existants », il a a prévu une dimension « Istanbul cité des arts » : « Le tracé des voies nouvelles prévues dégage les perspectives des monuments de Sultan Ahmet camii, au sud et à l'est, par des alignements rectilignes ; le jeu des terrasses plantées est obligatoire pour cette partie de la ville, où la pente des terrains permet une belle composition de voies en gradins suivant les courbes de niveau, les bâtiments étant construits en bordure de celles-ci (à deux ou trois étages au maximum, suivant les secteurs, sauf les édifices publics) et du côté opposé à la vue. Dans notre plan, les axes des façades des grandes mosquées sont dégagés : signalons devant Sultan Ahmet camii, au nord, un grand miroir d'eau reflétant l'élégante silhouette du monument, tandis qu'une allée de verdure et d'eau conduira jusqu'aux bases ombragées d'Aya Sofia. » Lambert avait aussi prévu la construction d'un « Musée des fouilles urbaines » :
« Un Musée, annexe aux très beaux monuments existants, devra recevoir l'extension de ceux-ci, que viendront notamment accroître le produit des fouilles exécutées à l'occasion des travaux que nous suggérons. En effet, nous signalons ici que l'étude objective que nous avons engagée pour Istanbul de demain nous a conduit, dans différents secteurs de la ville, à envisager des opérations qui coïncident sur quelques points avec certains tracés antiques, ceux-ci très importants et fixés, écrits pour ainsi dire sur le sol, par une utilisation millénaire des lieux. »
Prost a consacré un long passage de sa communication à l'Académie des Beaux-arts du 17 septembre 1947, à son projet de « Parc archéologique » :
« Il est logique que la Nation conquérante veuille d'abord consacrer ses modestes crédits à entretenir les monuments que le génie turc a édifiés sur les ruines de l'ancienne Byzance. Ces édifices turcs sont nombreux, ce sont eux qui, par leur silhouette si caractéristique, ont valu à Istanbul sa célébrité, mais il faudra bien des années de travaux confortatifs pour les empêcher de péricliter, aussi la très grande majorité des Turcs est-elle opposée à l'affectation de crédits à tout ce qui est antérieur à la Conquête. Ils n'ignorent, cependant pas que ces souvenirs d'avant la Conquête seraient des éléments attractifs du tourisme international mais, ne disposant pas des ressources nécessaires, ils sont dans l'obligation de s'en désintéresser. Les 'Amis d'Istanbul' et les Conservateurs
des Antiquités ont catégoriquement émis l'avis que la conservation des édifices antérieurs aux turcs, sauf Sainte-Sophie, ne pouvait se faire qu'avec des crédits étrangers.
Le plan directeur de l'aménagement d'Istanbul, que j'ai dressé, prescrit la création d'un Parc archéologique à l'emplacement de l'ancien palais des Empereurs, qui fut construit par Constantin, lors de la fondation de Constantinople et agrandi au cours des dix siècles de son existence. De cette époque, le Grand Cirque et Sainte-Sophie sont seuls apparents, mais sous le sol, à ras de terre, il y a certainement d'intéressants vestiges. Toute construction nouvelle est interdite dans cette région qui a été, en grande partie, dévastée par un immense incendie en 1933. Un archéologue anglais, M. Baxter, quelques années avant la guerre, découvrait des grands et splendides pavements de mosaïques (en arrière de Sultan Ahmet), qui semblaient dater d'une époque antérieure à Constantin (ceci, sous toute réserve)
. Un archéologue allemand, M. Schneider a mis à jour devant le narthex de Sainte-Sophie, à quelques décimètres de profondeur, d'immenses fragments d'architecture merveilleusement traités provenant de la première basilique
. Le professeur Gabriel, avait commencé, peu de temps avant la guerre, des fouilles avec de très modestes crédits, à l'emplacement présumé du sénat du forum Augustéon
. Nul doute que, dans toute l'étendue comprise entre le rivage et le Grand Cirque et les abords de Sainte-Sophie, on ne fasse des découvertes archéologiques. Atatürk, lorsqu'il désaffecta Sainte-Sophie du culte musulman, déclara que cet édifice n'appartenait pas à une religion, mais à l'Humanité toute entière. Atatürk avait approuvé le projet de Parc archéologique et si le Grand Chef était encore de ce monde, je suis convaincu qu'il prononcerait les mêmes paroles à l'égard du Palais des Empereurs et de ses dépendances : Forum, Thermes, Sénat etc.
L'emplacement du Parc archéologique est presque entièrement composé de terrains particuliers qu'il faudra exproprier, mais je crains qu'à la cessation complète des hostilités et [de] l'état de siège, la reprise des constructions se fasse avec une telle activité que la municipalité soit dans l'impossibilité de faire respecter les prescriptions du plan d'urbanisme, car la Turquie, après plus de 8 années de mobilisation, sera dans l'obligation de consacrer exclusivement toutes ses ressources aux nécessités immédiates de son peuple. Et faute de crédits, nous aurons perdu une unique occasion qui ne se retrouvera jamais de connaître ce qu'était les Palais de Constantin et de ses successeurs.
Au cours de tous les Congrès d'études byzantines
, les Français, les Américains, les Anglais, les Allemands, les Russes, les Belges, les Suisses, les Italiens, les Roumains
etc. se sont toujours intéressés aux édifices de la Turquie. Les instituts archéologiques d'Istanbul ont rivalisé de zèle. M. le professeur Whittemore (Américain)
, auquel nous devons la résurrection des mosaïques de Sainte-Sophie, a été pour moi d'une aide précieuse. Récemment, nous avons pu préserver hâtivement la Petite-Sainte-Sophie
contre les déprédations provenant d'infiltrations souterraines. Ainsi, le concours de M. Whittemore et celui des tous les archéologues précités nous seraient certainement acquis pour la réalisation de la proposition suivante : créer un organisme international d'entraide à la Turquie. »
Ce texte appelle plusieurs commentaires. On aura remarqué que la période dite « avant la Conquête » n'est pas explicitement nommée. Comme si le mot « byzantin » ne pouvait pas être prononcé. Prost a dû faire un énorme effort de diplomatie pour faire semblant de justifier que des Turcs du XXe siècle n'étaient pas en mesure d'apprécier le patrimoine byzantin, comme si la Conquête de 1453 n'avait eu lieu que quelques décennies auparavant. On aura aussi noté la fascination pour Mustafa Kemal. Prost aimait les chefs, ceux qui sont capables de prendre des décisions et de les tenir. Prost avait retrouvé en Atatürk un nouveau Lyautey.
Enfin, en ce qui concerne le dernier paragraphe, Prost ne semble pas connaître une démarche entreprise par A. Gabriel quelques mois avant son intervention devant l'Académie des Beaux-arts. Le 31 juillet 1947, Gabriel a envoyé à l'Unesco une « Note relative à l'exploration, archéologique du Quartier impérial de Constantinople »
qui évoque le projet de Prost et la « zone
non aedificandi » prévue. Gabriel ajoute qu'il « n'est pas certain que ses conseils soient suivis et que cette interdiction soit respectée ». Le 2 août 1948, Gabriel a lu devant le Congrès d'études byzantines de Paris une seconde note intitulée explicitement « Le Parc archéologique de Stamboul »
. Les deux interventions de Gabriel, en tant que directeur de l'Institut français d'archéologie de Stamboul et de professeur au Collège de France, ont manifestement pour but de promouvoir le projet de Parc archéologique de Prost. Aussi, il est peu vraisemblable que Prost n'ait pas connu la première « Note » de Gabriel de juillet 1947. Son contenu le suggère : dès ce moment Gabriel s'adresse à l'Unesco proposer « une exploration archéologique sur la base d'une collaboration scientifique internationale où, bien entendu la Turquie serait représentée ». L'idée de Prost est la même que celle de Gabriel : ne pas reconstruire dans la zone incendiée en 1933, éventuellement exproprier les terrains recouvrant les palais impériaux, mener des fouilles archéologiques et enfin aménager un parc.
Gabriel, relayé par l'Unesco à partir de juin 1949, va donc se battre pour la réalisation du Parc archéologique jusqu'en 1953. De nombreuses commissions seront réunies par l'Unesco, comprenant en leur sein Gabriel, Prost et des byzantinistes français (P. Lemerle, O. Garabar) ou américains. Toutes les tentatives échoueront, la dernière à cause, involontairement, de Reşit Suffet Atabinen qui n'a pas supporté que Paul Lermerle fasse partie de la commission de l'Unesco chargée du dossier. Il faut aussi prendre en compte le contexte politique, c'est-à-dire l'arrivée au pouvoir, en 1950, d'Adnan Menderes, et d'une équipe gouvernementale qui n'est pas encline à favoriser un projet de mise en valeur des monuments byzantins.
Pendant ces années, Prost et Gabriel ont évidemment travaillé main dans la main
. L'échec, sur le fond, est dû au coût énorme des expropriations. La zone a donc été, comme le craignait Prost, reconstruite sans être fouillée. Et elle ne pourra, probablement, jamais l'être de façon exhaustive
.
Prost, qui se doutait sans doute que ce projet ne serait jamais réalisé, ou du moins pas dans un avenir proche, n'a jamais dessiné ce parc, peut-être aussi parce que son plan aurait dû dépendre des vestiges dégagés. Il s'est contenté, dès 1937, d'en dessiner les limites. Le titre du plan en résume le contenu : « Le Parc archéologique occupera les abords de Top Kapu Saray et l'emplacement d'un quartier incendié, limité par Sainte-Sophie, l'At Meydanı, la mer et la Petite-Sainte-Sophie.
Les principaux monuments, Sainte-Sophie, Sultan Ahmet, Sainte-Irène, Sukulu Mehmet Paşa etc., émergeront de cette zone après le dégagement du Grand Cirque et [après] que les recherches archéologiques auront mis à jour les vestiges de l'antique Acropole, du Forum et du Palais des Empereurs avec toutes ses dépendances. »
Deux zones « réservées à l'extension des recherches archéologiques » sont indiquées : une à l'emplacement de l'atrium de Sainte-Sophie, et une autre au nord-est de Saints-Serge-et-Bacchus
. Pour les aménagements proprement dits, Prost est muet. C'est dans la « Note » de Gabriel de 1947 que l'on trouve l'information suivante, sans doute tenue de Prost lui-même : « Au reste, même si les fouilles n'aboutissaient qu'à des résultats partiels – et en aucun cas, ils ne seraient sans valeur – elles auraient comme conséquence immédiate d'interdire toute construction moderne sur un site historique qui est en même temps le cadre de chefs-d'œuvre monumentaux hors pair. Ce serait déjà un bénéfice capital que de constituer entre Sainte-Sophie et Sultan Ahmet une zone libre où l'on pourrait d'ailleurs présenter de manière séduisante les vestiges découverts en les reliant par des massifs d'arbres et des jardins. »
Gabriel écrit ailleurs : « À côté des murs antiques ou byzantins mis au jour au cours des fouilles futures, seraient aménagés des jardins en terrasse d'où l'on jouirait d'un panorama étendu vers la mer de Marmara et qui, vues de la mer, accentueraient l'unité harmonieuse de cette région. »
C'est d'un parc planté qu'il s'agit, comme dans la tradition française depuis le XIXe siècle. Depuis ce temps, la mise en valeur des vestiges archéologiques se fait toujours par leur intégration dans un parc, dans le sens végétal du terme
. D'ailleurs, le plan de Prost a tout de même entraîné la réalisation d'un jardin public entre Sainte-Sophie et Sultan Ahmet camii.
Tout le projet initial de Prost reposait en fait sur l'existence de la zone incendiée en 1933, qui aurait pu être libérée par expropriation. Sur ce point Prost s'est exprimé en 1938 dans un entretien accordé au journal
Le Figaro : « Non seulement respecter l'ordonnance du vieux Stamboul, mais encore dégager les mosquées et les mettre en valeur. Sur ce dernier point, d'anciennes calamités m'apportaient une aide inattendue
. En effet, des incendies successifs ont libéré de larges espaces autour de la Pointe du Sérail, détruisant les maisons de bois, elles-mêmes construites avec ce matériau pour mieux résister aux tremblements de terre. Il sera donc facile, en limitant simplement la hauteur des immeubles – une ordonnance vient d'ordonner la démolition des étages supérieurs de nombreux édifices – de mettre Sainte-Sophie et la mosquée de Sultan Ahmet en pleine valeur pour le voyageur, qu'il arrive par le bateau ou par le train. Une véritable politique archéologique sera suivie dans le même temps. Interdiction est d'ores et déjà faite de construire dans un large périmètre où les fouilles vont être poussées, et qui deviendra un véritable Parc archéologique. On espère mettre au jour d'importants vestiges du palais de Constantin. C'est en somme, la politique suivie dans la résurrection de la Rome antique. » Allusion aux travaux de Mussolini dans la Rome fasciste et au dégagement du Forum romain
. Toujours cette admiration de Prost pour les grands chefs. On notera qu'à cette époque l'idée de mise en valeur des monuments par leur dégagement était déjà largement remise en cause, comme l'atteste la publication d'un célèbre article de Louis Hautecœur et Jean-Charles Moreux en 1942
, dans lequel il est écrit : « isoler un édifice […], c'est […] violer l'histoire ».