BORIS MASLOW (1893-1962)
Les aventures d'un architecte russe au Maroc

BORIS MASLOW (1893-1962)
Les aventures d'un architecte russe au Maroc

BORIS MASLOW
(1893-1962)
Les aventures d'un
architecte russe au Maroc

Pensée théorique

« Est-ce là notre rôle d’imiter l’ancien et de créer des vieilles merveilles modernes ? Je ne crois pas, nous devons conserver, autant que possible, tout ce qui peut se conserver, notre travail est de ne pas laisser tomber ce qui tombe… » texte

C’est dans le cadre de son premier poste à Fès, en tant qu’inspecteur des Beaux-Arts et des monuments historiques pour la région nord du Maroc (1928-1935), que Maslow prend la mesure des spécificités de sa nouvelle activité professionnelle et entame une réflexion sur ses propres pratiques. Cette réflexion est initiée par les problématiques de terrain, mais elle connaît une inflexion majeure à l’occasion du Premier Congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques, qui s’est tenu à Athènes en 1931. C’est aussi au croisement entre les besoins du terrain et les enseignements recueillis dans le cadre de ce congrès qu’il entreprend une recherche théorique destinée à retrouver les règles permettant de tracer les réseaux d’entrelacs qui ornent les minarets et les portes monumentales médiévales dont il a la charge.

Boris Maslow fut envoyé au congrès d’Athènes par son chef de service pour présenter les dispositifs de protection et de conservation des monuments historiques mis en œuvre par le Protectorat français au Maroc. Il y trouva une confirmation des pratiques en cours dans son service, très proches de celles recommandées à l’issue du congrès. En effet, selon un protocole comparable à celui suivi lors des enquêtes préliminaires au classement des monuments anciens, les inspecteurs devaient d’abord réaliser un relevé et des clichés de l’existant, puis une étude technique des matériaux employés, un état de la documentation historique et un « bilan sanitaire », d’où découlaient des recommandations (plans d’exécution des consolidations et des restaurations) pour assurer la sauvegarde du monument. L’ensemble était compilé sous forme d’un rapport et soumis à l’approbation de la tutelle.

Bien que les projets documentés par le fonds ne soient pas complets, puisqu’on ne dispose que de la documentation préparatoire que Maslow avait gardée chez lui, certains sont documentés en détail. C’est le cas de la porte Bab Lamer de Fès (1931) ou du palais du sultan à Tanger (1931-1932), suffisamment bien renseignés dans le fonds pour nous permettre d’approcher finement la pratique professionnelle de Maslow et le cheminement de sa réflexion en matière de préservation des monuments. Il distingue clairement les actions de consolidation de celles de restauration. Il s’en tient, si possible, à des mesures conservatoires ; les « restaurations » et les restitutions de parties de maçonnerie ou de décor manquant sont exceptionnelles et soigneusement pesées. Les conclusions du congrès d’Athènes soulignent d’ailleurs la tendance générale, dans les pays représentés, à abandonner les restitutions intégrales.

Dans le cas de la porte Bab Lamer image, Maslow suit les procédures établies par son service. Il tente, par étapes – recherche documentaire, description de la structure existante, repérage des dégradations et d’indices architecturaux –, de comprendre quel était l’état primitif de la porte, et d’identifier quels sont les matériaux à employer pour que la consolidation ou la restauration respectent les caractéristiques originelles de l’édifice. C’est ainsi qu’il choisit de faire fabriquer sur mesure des briques correspondant aux modules utilisés à l’époque médiévale. Il s’en tient à la restitution de la partie manquante de la structure, nécessaire pour consolider (et donc conserver) l’édifice, et à la restitution des décors dont il peut connaître la composition d’ensemble.

Ainsi, bien qu’on soit en mesure de refaire à l’identique les créneaux manquants, Maslow préfère s’en abstenir, car leur présence n’est pas nécessaire au maintien de l’édifice et parce qu’il se refuse à créer de « vieilles merveilles modernes » :

« Les créneaux manquant sur la partie gauche supérieure ne seront pas exécutés. […] » texte

Le décor répétitif de zelliges de la frise supérieure ornant cette porte est restitué, mais pas la partie manquante du décor de carreaux excisés, lacunaire et passablement altérée, occupant les écoinçons :

« Dans la frise d’ornementation de briques des derjoukteff sera refaite la partie endommagée, et les mosaïques en zelliges seront exécutées. […] Dans la partie absente de mosaïques de feuilles d’acanthes en spire, les zelliges ne seront pas remplacés. Un simple enduit sera exécuté pour remplacer les zelliges manquants, et pour éviter une dégradation ultérieure. […] Étant donné qu’il est complètement impossible de reconstituer les modillons couronnant les piliers de chaque côté de la porte, pour éviter toute erreur possible, les modillons ne seront pas exécutés. » texte

Dès la fin des années 1930, les successeurs de Maslow furent moins scrupuleux. La porte se dégrada et fut badigeonnée, alors que Maslow avait pris un soin extrême à conserver l’harmonie et les caractères originels de la porte, allant jusqu’à rechercher la tonalité d’origine des briques. De nos jours, les créneaux manquants ont été reconstruits et le décor des écoinçons a été refait dans une perspective de restitution intégrale et illusionniste, bien éloignée de l’esprit de la charte d’Athènes de 1931 et de la pratique pondérée et peu interventionniste de Maslow.

Au-delà d’une certaine confirmation des pratiques de son service, Maslow mit à profit les conférences écoutées à Athènes pour porter un regard critique sur sa propre méthode et entreprendre une réflexion théorique destinée à résoudre les problèmes de terrain. Jusque-là, il avait recours, pour reproduire certains décors, à des artisans marocains susceptibles de connaître les techniques anciennes. Il revient sur ce point dans le second compte rendu du congrès qu’il écrit à son retour. texte

Si dans un premier temps il ne voyait que des avantages à l’intervention de ces artisans, héritiers d’un certain savoir-faire, il reconnaît maintenant leurs limites et confesse, désabusé, que les artisans locaux ont perdu « l’habileté, la coutume, la qaïda ».

« Nous sommes obligés de constater que l’imitation des motifs décoratifs et surtout des décorations épigraphiques ne ressemble en rien aux originaux. »

Maslow revient sur la question de la perte de savoir-faire des artisans dans sa correspondance avec son beau-père Félix Marboutin.

L’autocritique aboutira à une recherche théorique, dès lors entreprise par Maslow, pour restaurer au mieux les bâtiments dont il a la charge et pallier l’incapacité des artisans à reproduire certains motifs anciens, en particulier les trames géométriques complexes qui ornent la plupart des bâtiments médiévaux de Fès. Cette recherche visant à retrouver les règles de composition de ces décors qu’il nomme derj oua ktef [qu’on transcrit également derj-w-ktef, ktef-wa-derj, littéralement « marche et épaule »] donnera lieu à la préparation d’une publication, restée inédite, mais dont on conserve deux albums préparatoires datés de mars 1934. image
Maslow y donne notamment une explication sur le tracé géométrique du « derj oua ktef » : image

« La décoration géométrique, dans l'art arabe, dérive de l'emploi de la droite et du cercle selon des règles transmises par tradition, furent peu à peu déformées par les Mallemines, ouvriers d'art, qui procèdent aux réparations des Monuments.

Nous nous sommes efforcés de grouper et de classer les tracés que l'on peut déduire des traditions plus ou moins bien rapportées et de comparer ces tracés à l'ornementation des plus anciens monuments.

L'étude des Minarets de Fès nous a permis de retrouver les règles ou canon qui ont présidés aux tracés des Der oua Ktef, et de déterminer les dimensions des divers dispositifs de leur décoration en fonction d'un module.

Nous divisons les Der oua Ktef en cinq classes :

1 – classe : Der oua Ktef Simple composé des droites et des arcs de cercles dont les centres se trouvent aux sommets d'un rectangle.

2 – classe : Der oua Ktef à Double Boujat dérivant du précédent et permettant une autre décoration des entrelacs.

3 – classe : Der oua Ktef M'Gharghar dérivant de la première classe avec ruban dédoublé permettant d'obtenir des entrelacs complexes.

4 – classe : Der oua Ktef be Khlila avec tracé composé d'arc de cercles ayant leurs centres aux sommets d'un carré.

5 – classe : Der oua Ktef bel Kharsna avec tracé uniquement composé de cercles ayant leurs centres sur les diagonales d'un rectangle.»

La conférence d’Athènes semble être à l’origine de cette réflexion théorique qui prend visiblement appui sur l’exposé de Jules Formigé sur « l’application des lois modulaires à la reconstitution des monuments », méthode qui, estime Maslow, « pourrait trouver une application intéressante dans la restauration des parties de décoration de nos monuments au Maroc ». texte

Les planches consacrées aux règles de composition de ces entrelacs sont d’une grande beauté et constituent un des éléments les plus attrayants et les plus originaux du fonds d’archives. image

Maslow se servit d’une partie de ces planches et des photos réalisés dans le cadre de son travail sur les décors des minarets pour publier finalement un ouvrage nommé Les mosquées de Fès et du nord du Maroc image en 1937 dont le fonds conserve les planches préparatoires et des jeux d'épreuves. image

Ces deux ouvrages, l’un publié, l’autre inédit, constituent la synthèse autour de laquelle s’articule le fonds d’archives.