LA NUMÉRISATION DES FILMS ET LES ARCHIVES

Visibles ici intégralement pour la première fois, les films de la société des Entreprises Boussiron déposés au Centre d'archives d'architecture du XXe siècle de la Cité de l'architecture & du patrimoine ont été numérisés dans le cadre de l'appel à projets de numérisation lancé par le ministère de la Culture et de la Communication en 2012.

Cet ensemble de films d'entreprise d'une durée totale de plus de 7 heures, qui recouvrent un nombre important de réalisations s'étalant sur plus d'une trentaine d'années, a été versé au Centre d'archives d'architecture entre 1987 et 1991, grâce à l'action conjuguée de l'historien de l'architecture Bernard Marrey et de René Perzo, ingénieur, proche collaborateur de Nicolas Esquillan.

Plutôt qu'un fonds d'archives d'entreprise, le fonds d'archives de la société des Entreprises Boussiron réunit des documents conservés par quelques membres de l'entreprise soucieux de préserver sa mémoire. Il se compose essentiellement de photographies et films promotionnels, couvrant de manière inégale la période de 1909 à 1972.
Un dernier ensemble a été donné en 2004 par Henri Houdin qui, dès 1950, a dirigé la SÉTAO (Société d'études et de travaux pour l'Afrique occidentale), filiale de l'entreprise en Côte d'Ivoire.
SIMON BOUSSIRON ET LE BÉTON ARMÉ

L'histoire de Simon Boussiron est indissociable de celle du développement de l'emploi du béton armé en France.

Diplômé de l'École des Arts et Métiers d'Aix-en-Provence en 1891, il publie dès 1900 deux ouvrages donnant les bases de calcul du béton armé pour son système breveté.
Il contribue dans les années qui suivent à l'entrée du béton armé dans le domaine public en s'opposant à François Hennebique qui revendiquait à lui seul l'invention de la technique (voir Joseph Monier et la naissance du ciment armé, Éditions du Linteau, 2001).

Très tôt, l'entreprise Boussiron compte un nombre important de réalisations remarquables conçues selon le principe de l'arc en béton armé à trois et deux articulations : la couverture du canal Saint-Martin à Paris (1906), la couverture des quais 8 et 9 de la gare de Bercy (1909-1910), le pont Sapiac à Montauban (1910-1911), ainsi que les ponts de Port-d'Agrès (1924) et de Conflans-Fin-d'Oise (1928-1929), tous deux dynamités pendant la guerre.

En 1923, Nicolas Esquillan, tout juste diplômé de l'École des Arts et Métiers de Châlons-sur-Marne, est engagé dans le bureau d'études de l'entreprise où il sera formé, auprès de Simon Boussiron et de Roger Vallette.
DES RECORDS MONDIAUX

À partir des années 1930, plusieurs réalisations importantes vont constituer des records mondiaux : le pont de La Roche-Guyon sur la Seine, record mondial des ponts en béton armé à tablier suspendu (1932) ; le pont de la Coudette sur le gave de Pau, record mondial des ponts route en bow-string en béton armé (1943) ; le viaduc ferroviaire de la Méditerranée sur le Rhône, record mondial des ponts rail en béton armé à double voie suspendue (1950) ; le hangar double de l'aéroport de Marignane, record mondial de portée pour les couvertures à voile mince (1949-1953) ; le viaduc de La Voulte-sur-Rhône, le plus long pont du monde sous voie ferrée normale en béton précontraint (1953-1955) ; les pylônes du pont de Tancarville, record mondial de hauteur des piles de pont suspendu en béton armé (1955-1959).

Cette liste d'exploits, qui témoigne bien de l'exigence d'innovation de l'entreprise, culmine avec la réalisation du CNIT (Centre national de l'industrie et des techniques), dans le quartier de La Défense près de Paris, qui détient toujours les records mondiaux de portée et de la plus grande surface de plancher supportée par point d'appui (1952-1958).
CONCEPTION ET PROCÉDÉ D'EXÉCUTION

Selon Nicolas Esquillan, chef d'études des ouvrages d'art dès 1936, la recherche novatrice de l'entreprise Boussiron s'inscrit dans la conception de l'ouvrage et se prolonge dans la définition du procédé de construction.

Ainsi, pour des raisons d'économie, les voûtes des hangars de Marignane sont construites au sol, pour être ensuite hissées à 19 mètres.

La réalisation du réservoir à de Cocody en Côte d'Ivoire (1951-1953) est aussi exemplaire : la cuve, d'une capacité de 2.000 m3, est exécutée à terre puis soulevée de 20 mètres environ.

De même, la réutilisation du pont Bailey, « pont provisoire démontable conçue pour l'Armée anglaise à la fin de l'année 1940 » (voir Nicolas Esquillan, un ingénieur d'entreprise, éditions Picard, 1992), associée avec le développement de la préfabrication, permet un véritable lancement dans le vide des éléments préfabriqués qui y sont suspendus et constitue une évolution importante dans la méthode de construction des ponts, à partir d'un glissement de sens d'une intelligence remarquable.
TOURS DE FORCE

La capacité à soulever des charges très lourdes est une autre caractéristique des méthodes de l'entreprise.
Elle est déterminante dans la réalisation des hangars double de Marignane (4.200 tonnes, pour un élément mesurant 100 mètres x 60 mètres !).

Pour le réservoir de Cocody, il s'agit de soulever une cuve de plusieurs tonnes « en forme de tulipe très évasée, haute de 6,34 mètres, ayant 13 mètres de diamètre à la base et 30 mètres à la partie supérieure », selon la description qu'en fait André Van de Velde dans son article « Les constructions modernes de châteaux d'eau » (revue Construction, n° 4, 1958).

La réalisation du pont Houphouët-Boigny à Abidjan (1954-1957) intègre le transport, de l'aire de préfabrication jusqu'au chantier, de poutres de 800 tonnes qui sont ensuite positionnées sur les piles par deux chalands et relevées de 3 mètres jusqu'à leur position définitive.

En 1960, le relevage du pont Lafayette à Paris, conçu en 1928 par Albert Caquot, rendu nécessaire à cause de l'électrification du réseau ferroviaire, est peut-être encore plus spectaculaire et constitue une véritable secousse du paysage urbain du 10e arrondissement parisien (11.000 tonnes soulevées de 70 cm !).

Selon Bernard Marrey, cette mise au défi des lourdes charges à soulever est un détournement du procédé de précontrainte, qui introduit dans le béton armé de très grandes tensions par le moyen de vérins hydrauliques.
ARCHIVES RACONTÉES

Comment concevoir les rapports entre les archives et les protagonistes des actions qu'elles recouvrent?
Ce sont bien ces personnes, intervenant parfois de façon indirecte et sans laisser de trace écrite dans les archives, qui peuvent seules d'une certaine manière les animer, restituant à l'histoire une certaine qualité de présence.

C'est pourquoi nous avons invité à témoigner différentes personnes mobilisés autour de l'entreprise et de son histoire, en commençant par l'historien de l'architecture Bernard Marrey – dont nous diffusons ci-dessous l'entretien filmé – qui a été le premier à réactiver la mémoire collective de l'entreprise pour la rédaction de son ouvrage sur Nicolas Esquillan (Nicolas Esquillan, un ingénieur d'entreprise, éditions Picard, 1992).

Des membres de l'association des Anciens de l'entreprise Boussiron ont également accepté de répondre à notre invitation à ces entretiens filmés, que nous donnons à voir dans la rubrique Entretiens filmés : l'Entreprise racontée par... La variété de leurs personnalités et de leurs rôles enrichit et réactualise ainsi la mémoire de l'entreprise.

Le Centre archives de la Cité de l'architecture & du patrimoine est très heureux de s'associer à eux pour rappeler la place de premier plan qui est celle des entreprises Boussiron dans l'histoire du béton armé en France.
Entretien avec Bernard Marrey
Paris, le 9 juillet 2015
Entretien mené par Marcos Carvalho-Canto et Alexandre Ragois
57:31 min